Dans cet entretien au Monde de l’Énergie, Edouard Lotz, analyste des marchés de l’énergie chez OMNEGY, revient sur l’évolution de la consommation de gaz après deux années de crise, et les perspectives d’avenir.

Le Monde de l’Énergie —Comment a évolué la consommation de gaz en 2023 en France, comparativement à la période pré-Covid et par rapport à 2022 ?

Edouard Lotz—La consommation de gaz en France a significativement diminué en 2023, que ce soit par rapport à 2022 ou lors de la période pré-Covid (allant de 2013 à fin 2019 dans cette analyse).

Cette consommation, regroupant celle des consommateurs particuliers et des administrations, de l’industrie ainsi que du gaz utilisé pour produire de l’électricité, s’est élevée en moyenne à 909 GWh journaliers sur l’année 2023 (janvier – novembre).

Ce chiffre était de 1 101 GWh pour l’année 2022, soit 21% de plus qu’en 2023. Pour la période pré-Covid, ce chiffre était de 1 224 GWh journaliers, soit près de 26% de plus qu’en 2023.

Les baisses de consommation de gaz naturel ont été marquées dans tous les secteurs, avec un recul remarquable de l’usage du gaz pour produire de l’électricité, de 42% entre 2022 et 2023.

(Source : GRTGAZ, Terega, Entso-G)

Le Monde de l’Énergie —Quelles sont les perspectives pour l’hiver 2023-2024, tant en France qu’en Europe ?

Edouard Lotz—En 2023, l’Europe n’aura jamais autant peu consommé de gaz et d’électricité. Les raisons sont multiples :

  • Inflation sur les prix de l’énergie qui a mené à des actions de sobriété ou de destruction de la demande (principalement dans l’industrie).
  • Conditions météorologiques clémentes, en l’absence de vagues de froid, qui ont maintenu les consommations à des niveaux peu élevés.
  • Climat économique détérioré, avec un ralentissement de la croissance, de la consommation et de la production, induisant également de moindres consommations d’énergie.

Les perspectives pour l’hiver à venir devraient refléter ce qui a déjà été observé au cours de l’année 2023.

Pour le gaz, l’approvisionnement est resté largement suffisant à la vue des niveaux de consommation. Grâce aux flux en provenance de Norvège et via gaz naturel liquéfié (GNL), l’Europe a pu remplir ses stocks de gaz à des niveaux records, en un court laps de temps. Il sont actuellement remplis à 99,5%, ce qui devrait largement permettre de tenir un hiver, sans vague de froid prévue actuellement. La consommation devrait rester largement en-deçà des niveaux habituels pour cette période (-10 à -15%), que ce soit en France ou en Europe.

Dans le secteur électrique, la France a su remonter la pente, en premier lieu grâce au redressement de ses centrales nucléaires et le retour à une position d’exportateur net sur le marché. La disponibilité nucléaire moyenne est de 38,8 GW depuis le début d’année 2023 jusqu’au 17 novembre, contre 33,2 GW en 2022 sur la même période. Celle-ci était toutefois de 43,5 GW sur la période 2019 – 2021.

La France a exporté 82,1 TWh d’électricité en 2023 contre 39,3 TWh d’importations. L’hiver 2023-24 devrait donc se passer sans encombres pour la France, grâce à une production électrique qui s’avèrera plus nucléarisée que l’année dernière et des consommations électriques qui devraient rester faibles (-5 à -7,5% par rapport à 2022).

Le Monde de l’Énergie —Ces évolutions pourraient-elles induire une baisse des prix du gaz sur les marchés de gros, ou la concurrence mondiale les maintiendra-t-elle à un niveau élevé ?

Edouard Lotz—D’un point de vue des fondamentaux, l’Europe est en bonne posture pour voir le prix du gaz coté sur son marché diminuer :

  • L’approvisionnement gazier, malgré la forte diminution des flux russes, reste élevé en provenance de Norvège mais également via le GNL. Plus de 168 méthaniers ont été réceptionnés en Europe au courant du mois de novembre 2023 pour un volume de 23,4 milliards de m3.
  • Les stocks de gaz en Europe sont remplis à 99,5% (1132 TWh) et ne semblent pas se désemplir, exerçant ainsi une pression à la baisse sur le prix du gaz.
  • Le recul des niveaux de consommation permet également à sa manière de rétablir un équilibre sur le marché du gaz, entre l’offre et la demande, et ainsi de contribuer à la baisse globalisée du prix du gaz.

Toutefois, malgré ces éléments baissiers et plutôt favorables pour les prix du gaz payés par les consommateurs, des mouvements de hausse ponctuels, de plus ou moins grande ampleur, ne sont pas à exclure.

Le recours en plus fortes quantités au GNL (39% de l’approvisionnement européen en 2022, 43% en 2023) est susceptible de provoquer plus de volatilité sur les prix du gaz en Europe. La quasi-disparition des flux russes via pipeline est également venue emporter dans son sillage la stabilité que connaissait le marché gazier européen depuis plusieurs années. Le GNL, bien que rendant l’approvisionnement plus flexible, induit de même une plus grande exposition de l’Europe au marché mondial du gaz.

Ainsi désormais, lorsque des travailleurs en Australie menacent de faire grève sur des infrastructures de GNL, que la Chine connait une vague de froid ou bien qu’une usine de liquéfaction de gaz aux Etats-Unis est indisponible pour plusieurs mois, cela joue désormais à la hausse sur le prix du gaz en Europe, ce qui n’était pas le cas auparavant. Les contrats de long terme signés avec la Russie avaient le mérite de faire bénéficier à l’Europe (principalement l’Allemagne), d’un prix du gaz très peu cher, entre 15 et 20 €/MWh, et peu fluctuant.

Bien qu’actuellement le prix du gaz semble plutôt sur la pente descendante, il est certain que surviendront des évènements qui feront remonter ces prix, surtout en 2024 et en 2025, qui constituent deux années encore tendues sur ce marché en terme d’équilibre et de demande. Une détente devrait s’opérer à horizon 2026 avec la mise en service de nombreux projets de liquéfaction de GNL à travers la planète.

Le Monde de l’Énergie —Le mouvement de baisse du recours au gaz vous semble-t-il davantage conjoncturel (et donc susceptible de repartir à la hausse si les prix baissent) ou structurel (le fait d’un choix politique et sociétal) ?

Edouard Lotz—Le moindre usage du gaz me semble multifactoriels et repose à la fois sur des éléments liés à une conjoncture mais semble surtout s’inscrire dans la durée de par les changements de comportement (sobriété), les mesures prises par l’UE et les Etats membres, et la volonté de réduire la consommation de gaz fossile sur le continent afin d’atteindre des objectifs climatiques et de décarbonation.

Il est certain que la forte hausse des prix du gaz survenue en 2022 (297,35 €/MWh au plus haut pour le prix du gaz PEG 23 en France, 219,25 €/MWh sur le SPOT) est venue contraindre les grands consommateurs d’énergie à réduire drastiquement leur consommation de gaz. Ce phénomène de destruction de la demande a été subi et non pas choisi, le prix sur le marché faisant office de « régulateur » et a incité les industriels et grandes entreprises à ne pas consommer de gaz ou à fortement le réduire.

En parallèle, les Etats ont appelé les citoyens à faire preuve de plus de sobriété et ont également mis en place des mesures de moindre recours au gaz dans le secteur public, afin de ne plus consommer autant qu’avant.

En 2023, le prix du gaz a fortement diminué par rapport à 2022, pourtant, la consommation de gaz est en recul, en France mais également en Europe, qui accuse une baisse de 10 à 20% en 2023 par rapport à 2022, qui était déjà une année de faible consommation.

Le contexte économique global n’a pas été propice à une reprise de la consommation de gaz. Avec une inflation élevée, les différentes Banques centrales ont été contraintes de relever leurs taux directeurs, contribuant à dégrader le secteur des affaires. La croissance mondiale est plutôt ralentie, les indices liés à la production industrielle sont en recul et les prévisions des institutions économiques (Banque Mondiale, FMI) tablent sur moins de croissance en 2024 qu’initialement prévu. De ce fait, la consommation de gaz ne peut qu’être en berne dans un tel climat pour les mois ou années à venir.

Cela peut s’apparenter à une tendance conjoncturelle, pourtant, il est peu probable que la consommation gazière de l’Europe reparte en hausse, même en cas de prix plus faibles. Il convient déjà de noter qu’il ne sera pas possible de retrouver des prix aux alentours de 15 €/MWh sur le marché, étant donné que c’est désormais le GNL qui constitue la première source d’approvisionnement du continent, destinée à le rester, et que les coûts dans cette filière sont bien plus élevés. Au plus bas, le prix du gaz devrait se situer entre 20-30 €/MWh en Europe pour les années à venir.

Au-delà de cet effet prix, la volonté de l’UE de réduire sa dépendance aux énergies fossiles mènera nécessairement à une diminution de l’enveloppe gazière du continent. Un retour en arrière semble donc difficile à entrevoir.

Le Monde de l’Énergie —Comment devrait évoluer la consommation de gaz fossile, en France, dans l’Union européenne et dans le monde dans les années à venir ?

Edouard Lotz—Pour la France, la programmation pluriannuelle de l’énergie (2019 – 2028), avait fixé l’objectif d’une baisse de la consommation de gaz naturel de 22%, passant de 459 TWh par an en 2019 à 345 TWh en 2028. Un objectif déjà dépassé : selon les données de GRTGaz, la consommation gazière française était de 348 TWh en 2022, et de 300 TWh en 2023 sur la période janvier – octobre, en forte baisse.

La programmation pluriannuelle de l’énergie indique que le gaz fossile devrait être supprimé du mix énergétique à horizon 2050 afin de respecter les engagements climatiques de la France. En tous état de cause, les consommations de gaz de la France sont vouées à diminuer et ont certainement déjà atteint leur pic.

Dans l’Union Européenne, la dynamique est similaire à la France. Hors prise en compte des réductions liées à la crise énergétique, le bloc a atteint un pic de consommation de gaz en 2010 à 446 milliards de m3. Depuis, les consommations ont systématiquement été inférieures. Concernant les perspectives futures, l’Agence Internationale de l’Energie (l’AIE), dans on World Energy Outlook 2023, présente 3 scénarios de consommation futurs pour l’Europe, mais également pour le monde. Pour l’Union européenne, tous les scénarios tablent sur une diminution des consommations, avec une baisse de près de 40% entre 2022 et 2050 pour le scénario le plus pessimiste.

Au niveau mondial, le tableau est un peu différent. Les économies avancées (USA, Europe, pays du Commonwealth) devraient réduire leurs consommations, de 1900 milliards de m3 actuellement à 1200 milliards de m3 d’ici à 2050 dans le pire des cas. En parallèle, les régions en développement ainsi que les marchés émergents (Eurasie, Moyen-Orient, Chine, Afrique) sont plutôt dans une dynamique d’expansion de leur consommation de gaz naturel, qui devrait passer d’un peu plus de 2200 milliards de m3 actuellement à près de 3000 milliards dans le pire des cas. Soit une hausse net mondiale, si ce modèle « Business as Usual » est poursuivi dans ces zones géographiques. Le pic de consommation gazier n’a donc pas encore été atteint, vraisemblablement, dans ces parties du monde.

En toile de fond, il convient de ne pas oublier que 425 projets de bombes climatiques (émettant chacun à minima 1 milliards de tonnes de CO2 durant leur exploitation) sont actuellement opérationnels ou vont entrer en phase de développement. La plupart de ces projets concernent l’exploration et la production de pétrole et de gaz, pouvant venir altérer la fin des usages de ces combustibles ou du moins leur réduction, étant donné que les entreprises développant ces projets souhaitent continuer à trouver des débouchés pour leurs produits fossiles. Ces projets peuvent venir ralentir les prises de décision en matière de décarbonation ou bien encore décaler la mise en application de lois favorables à des énergies bas carbones ou renouvelables.

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